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Le Japon sur la voie de l'autonomie stratégique
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First Published in: Nov.06,2024
Nov.25, 2024
Résumé :
La politique intérieure du Japon connaît une période difficile. Celle-ci coïncide avec les impératifs qu’impliquent de grands défis géopolitques posés par la menace d’une Chine et d’une Russie de plus en plus présentes dans la région, à cela s'ajoute le risque que représente le programme nucléaire de la Corée du Nord. Aussi, l'incertitude qui entoure l’avenir de la relation entretenue avec les États-Unis en matière de sécurité - une relation approfondie sous l'ancien Premier ministre Fumio Kishida - pose au Japon un dilemme quant à ses capacités de dissuasion. En effet, dépendre d’une telle alliance pourrait devenir un autre facteur de risque si les Etats-Unis venaient par la suite à redéfinir cette dernière. Par conséquent, il devient de plus en plus important pour le Japon d'établir sa propre autonomie stratégique. Il lui faut alors dans un premier temps accélérer (et étendre) son processus de remilitarisation avec des capacités allant au-delà de la stricte autodéfense. Dans un second temps, il lui faudrait chercher à créer une organisation de sécurité mutuelle avec d'autres pays de la région qui constituerait un moyen de dissuasion contre la Chine, la Russie et la Corée du Nord, réunissant alors les divers traités bilatéraux et multinationaux dont le Japon fait déjà partie.
Introduction
Suite aux élections qui ont été tenues le 27 octobre, le Japon se retrouve désormais dans une situation difficile d’un point de vue politique. Le Parti libéral-démocrate (PLD) au pouvoir a remporté les élections et reste le parti le plus représenté à la Diète, avec 191 sièges. Toutefois, avec son partenaire actuel, le Komeito, la coalition gouvernementale est loin d'atteindre les 233 sièges nécessaires pour obtenir une majorité. Néanmoins, l'actuel premier ministre, Shigeru Ishida, peut continuer à exercer ses fonctions et la sanction du PLD semble plutôt s'inscrire dans un contexte national que dans le cadre de désaccords aux sujets de la sécurité et de l’influence du pays à l’extérieur du territoire. La stabilité du Japon est essentielle pour la région, il semble alors peu probable que le gouvernement qui sera formé modifie les grandes lignes de la politique de défense, car l'inquiétude demeure face à une Chine de plus en plus sûr d’elle et face à l’attitude adoptées par d’autres acteurs tels que la Russie et la Corée du Nord. Le principal parti de l’opposition, à savoir le Parti constitutionnel démocratique, a remporté 148 sièges, soit 52 de plus que lors des élections précédentes. Mais si l'on examine son manifeste électoral, en matière de politique étrangère, il choisit de s'aligner sur le concept stratégique d'un Indo-Pacifique sûr et ouvert, tandis qu'en matière de défense, la question est de savoir s'il faut continuer de se reposer sur l'alliance avec les États-Unis, qui ont environ 50 000 soldats dans le pays, ou si le Japon devrait être en mesure d’avoir suffisamment de capacités de dissuasion.
Le 1er octobre, Shigeru Ishiba a succédé à Fumio Kishida, premier ministre depuis 2021 et membre du même parti, que plusieurs affaires de corruption accablaient. Le 4 octobre, Ishiba a annoncé certaines de ses priorités en matière de politique étrangère : la création d'une organisation de sécurité mutuelle, une « OTAN asiatique » comprenant plusieurs pays de l'Indo-Pacifique et une plus grande réciprocité dans l'alliance avec les États-Unis, sans que cela ne signifie une remise en cause de celle-ci. Tout cela dans un contexte régional où le Japon se sentait de plus en plus menacé dans sa sécurité, étant donné que quelques jours auparavant, un porte-avions chinois avait traversé les eaux entre les îles japonaises de Yonaguni et d'Iriomote, s'approchant à environs 38 kilomètres du territoire japonais.
Depuis des décennies, le Japon est peut-être le principal allié dans le Pacifique des États-Unis, son ancien ennemi durant la seconde guerre mondiale, et si l’on ajoute à cela la position géopolitique du pays, cela résulte en une remilitarisation, une dynamique de confrontation avec la Chine et la recherche d'alliés au-delà des États-Unis, à la fois au sein même de la région et plus loin, en Europe, par exemple. Avec Ishida, il semble qu'il y aura une certaine continuité avec la politique de Kishida, car bien que tous deux appartiennent au même parti - le Parti libéral démocrate (PLD) qui gouverne le Japon depuis une décennie - ils partagent des parcours politiques et des sensibilités différentes. En parallèle, une certaine part d’inconnue subsiste quant à l'avenir, au sujet par exemple de la position de la Chine face au discours de plus en plus belliqueux du Japon ou le futur de l'alliance étroite avec les États-Unis en fonction de qui sera à la tête de la Maison Blanche à partir de l'année prochaine, après les élections du 1er novembre : continuité ou rupture si les Etats-Unis exigent un changement de la politique de défense du Japon, le poussant à augmenter ses dépenses et donc à accroître son autonomie stratégique ?
Turbulences socio-économiques et politiques au Japon
Shigeru Ishiba a été nommé premier ministre en raison d'affaires de corruption au sein du gouvernement Fushida, y compris certaines transactions dans divers contrats au sein de l'industrie de la défense. Depuis 2017, les lois ont été renforcées afin de poursuivre en justice la corruption des fonctionnaires, ce qui a un impact sur l'attribution des contrats et des appels d'offres pour les travaux publics. Depuis 2021, année de sa nomination au poste de premier ministre, la carrière de Fumio Kishida a été ponctuée de divers scandales, à commencer par le mystère entourant l'assassinat de l'ancien premier ministre Shinzo Abe au cours de l'été 2022, qui a mis en lumière les liens du parti avec l'organisation religieuse polemique qu’est l'Église de l'Unification, également connue sous le nom de Secte de la Lune, à laquelle appartenait son assassin. Dès 2023, l'affaire concernant le chantage exercé sur de hauts responsables du parti, dont Kishida lui-même, fait chuter sa cote de popularité à moins de 15 % et, après avoir licencié des hauts fonctionnaires et des ministres, il décide en août dernier de se retirer et de laisser place à un autre candidat, qui sera finalement Ishiba.
Shigeru Ishiba est un politicien expérimenté, connu pour sa loquacité, qui s’est vu ostracisé au sein même du PLD après avoir émis des critiques à l'égard de ses dirigeants. En effet, il avait par exemple en 2014 critiqué Shinzo Abe pour sa réinterprétation de l'article 9 de la Constitution japonaise qui interdisait au pays de se réarmer. A la suite de plusieurs tentatives infructueuses pour diriger le PLD, Ishida ne jouait qu’un rôle mineur en tant que membre parlementaire. Mais, incarner l’image d’un militant se battant contre la corruption - un sujet perçu comme fardeau pour l'économie japonaise qui rencontre actuellement une période difficile - a été un élément déterminant pour son ascension au poste de premier ministre. Bien qu'elle soit la quatrième puissance économique, le Japon a été dépassé par l'Allemagne en 2023 en tant que troisième économie mondiale. Aussi, l'économie japonaise connaît un déficit commercial d'environ 2 milliards d'euros, du fait que le pays soit totalement dépendant de ressources telles que le pétrole et le gaz qui font actuellement l'expérience d’une hausse des prix et rencontrent des obstacles dans les chaînes d'approvisionnement dans l'Indo-Pacifique, avec par exemple la menace des Houthis dans la mer Rouge.
Une autre question sensible est celle de la démographie. Le Japon a une société vieillissante : 30 % de ses 125 millions d'habitants ont plus de 65 ans, ce qui represente le taux le plus élevé au monde, tandis que le taux de natalité est très faible, avec une moyenne de 1,3 enfant par femme, selon les chiffres de la Banque mondiale. Cette situation a des conséquences telle que la baisse du marché intérieur, les personnes âgées hésitant à mettre en jeu leurs économies, ainsi que le risque de ne pas pouvoir répondre aux besoins de main-d'œuvre dans certains secteurs, y compris ceux de la défense, précisément au moment où le Japon souhaite augmenter sa main-d'œuvre. La technologie et la robotisation ont permis d'atténuer la nécessité d'un renouvellement démographique, mais des doutes subsistent quant à l'avenir très proche, en particulier pour un pays ayant pour législation en matière d'immigration l’une des plus restrictives au monde.
Des menaces accrues quant à la sécurité : Chine, Russie et Corée du Nord
Les conflits territoriaux historiques que le Japon a avec la Chine au sujet des îles Senkaku/Diaoyu en mer de Chine méridionale et avec la Russie sur les îles Kouriles/Chishima ont empiré suite à une perception accrue de la menace que représentent ces deux redoutables géants. En parallèle, les essais de missiles balistiques de la Corée du Nord ont accentué l’effet d’intensification des tensions. Comme l'indique clairement le livre blanc sur la défense de 2024, le Japon dispose d'environ 16 000 kilomètres de côtes le long de ses quatre îles principales, ce qui signifie qu'aucun point du pays n'est situé à plus de 150 kilomètres de la mer, signifiant alors que la doctrine militaire japonaise considère ses défenses comme des sites de combat définitifs. De plus, les détroits qui séparent ces îles limitent considérablement le transfert rapide de forces, et cette situation est aggravée par les barrières montagneuses qui empêchent elles aussi le déploiement rapide des troupes.
Le document note que la Chine modernise et développe son armée à pas de géant, et en parallèle, les manœuvres russes dans les Kouriles ont impliqué non seulement des exercices navals, mais aussi le déploiement de systèmes de défense aérienne et de missiles côtiers. Le 18 septembre, le porte-avions chinois Liaoning a traversé les eaux situées entre les îles de Yonaguni et d'Iriomote, le premier navire de ce type, tandis qu'il est courant que des avions de chasse et d'autres navires envahissent l'espace aérien ou les eaux territoriales du Japon.
Aussi, dans la même veine, un sentiment anti-japonais pointe le bout de son nez en Chine, ayant pour origine des aspects culturels et historiques et qui est ancré dans la sphère diplomatique. Outre le fait que Pékin rappelle que les exportations et les importations entre les deux pays sont essentielles pour leurs économies respectives et que toute interdiction ou réglementation plus stricte pourrait les altérer, des protestations diplomatiques chinoises ont également lieu. En effet, ces dernières concernent des problèmes tels que l'envoi d'un navire de guerre japonais dans le détroit de Taïwan le 25 septembre, une action jusque là jamais vu, bien que effectuées dans le cadre d'une collaboration avec d'autres pays comme l'Australie et la Nouvelle-Zélande, ou des manœuvres conjointes - appelées « exercices de liberté de navigation » - sont réalisées dans la zone.
Enfin, plusieurs entreprises japonaises basées en Chine sont prêtes à transférer leur personnel à la suite d’attaques xénophobes, dont l'agression mortelle d'un enfant à l'arme blanche à Shenzhen le 18 septembre. Sur les réseaux sociaux, de nombreux messages de sources chinoises affirment que les écoles japonaises créent des espions et les qualifient de « nouvelles colonies », en référence à l'occupation japonaise de la Mandchourie en 1932-1945. Dans le cadre de ces frictions entre la Chine et le Japon, des actions visant à déstabiliser sont également observées dans la zone dite grise. Un rapport a identifié un réseau de désinformation en Chine qui promeut un prétendu mouvement d'indépendance localisée à Okinawa, qui lancerait également des appels à mettre fin à la présence américaine sur l'île, qui abrite plus de 25 000 soldats dans la plus grande base du territoire japonais.
Des violations de la souveraineté aérienne ou maritime japonaise ont également été commises récemment par la Russie. Le 23 septembre, un incident grave s'est produit lorsqu'un avion militaire russe a enfreint l'espace aérien japonais au nord de l'île de Rebun, dans la préfecture d'Hokkaido, et a été intercepté par un avion japonais qui a lancé des fusées éclairantes touchant le fuselage de l'appareil. Il convient également de noter que depuis l'été 2019 et sur une base annuelle, une flotte commune de navires de guerre chinois et russes effectue des manœuvres conjointes dans l'espace situé entre les mers du Japon et d'Okhotsk, tandis que la Russie a également annoncé l'installation de nouvelles plateformes de missiles dans les Kouriles, chose considérée comme étant une menace accrue pour le Japon.
Pour sa part, la Corée du Nord et ses essais de missiles balistiques continuent de représenter un risque pour le Japon, qui semble être devenu l'une des principales cibles de ces essais, étant donné que ces projectiles ont fortement tendance à atterrir dans les eaux souveraines japonaises. Récemment, le Premier ministre Ishida a privilégié une approche diplomatique en proposant au régime de Pyongyang d'établir des bureaux de liaison dans les deux pays afin de régler tout différend, y compris le sort des citoyens japonais enlevés dans les années 1970 et 1980. Cette proposition comprend également la fin des essais de missiles en échange d'investissements japonais dans des projets nord-coréens, un autre signe que Tokyo commence à chercher resoudre par ses propres moyens des problèmes précédemment réglés dans le cadre général de l'alliance avec les États-Unis.
Repenser l'alliance avec les États-Unis ?
Il convient de rappeler que toutes les activités et capacités militaires du Japon sont strictement limitées à un caractère défensif, ce qui restreint les déploiements et la mission des forces d'autodéfense japonaises à l'étranger à une présence d’ordre humanitaire. Toutefois, il est évident que cette attitude adoptée par le Japon à l'etranger est liée à son alliance avec les Etats-Unis, et que celle-ci va au-delà des limites légales. L'article 9 de la Constitution de 1946 limite l'usage de la force au Japon à l'autodéfense. Avant les réformes du mandat de Shinzo Abe (2012-2020), l'accord de 1951 sur le statut des forces entre le Japon et les États-Unis (SOFA), qui est toujours en vigueur, même avec des révisions, autorise dans ses articles V et VI une présence américaine sur le territoire japonais, qui couvre l’ensemble des 50 000 militaires américains stationnés dans des bases à travers le pays, en particulier sur l'île d'Okinawa, jusqu'à un maximum de 100 000 personnes. Mais des directives signées en 1978, également encore en vigueur, stipulent la possibilité pour le Japon de participer à des opérations militaires étrangères si des voies maritimes vitales pour le pays sont attaquées, comme la protection de navires sous pavillon de guerre américain ou transportant des ressortissants japonais, ainsi que l'assistance directe aux États-Unis en cas d'attaque sur le continent nord-américain, en interceptant par exemple des missiles survolant le Japon.
Lorsque M. Abe était premier ministre en 2015, la Diète a adopté deux projets de loi. Le premier autorise les forces japonaises à opérer à l'étranger pour des raisons humanitaires ou dans le cas de situations qui « menaceraient l'existence du Japon ». Le second, lui, supprime les restrictions qui empêchaient une action dans le cadre de l'autodéfense collective, ce qui signifie que le Japon peut utiliser ses forces armées pour défendre un allié attaqué, et non plus seulement les États-Unis. Cela a permis au Japon de pouvoir joindre des alliances militaires. Deux ans plus tard, en 2017, il est devenu un membre fondateur du Dialogue quadrilatéral de sécurité (QUAD), bien que cette alliance entre les États-Unis, l'Inde, l'Australie et le Japon ne soit pas, stricto sensu, une coalition avec des puissances militaires. La même année, ils ont convenu d'une plus grande implication/intervention à cet égard avec des patrouilles maritimes conjointes dans les eaux de l'Indo-Pacifique des 2025. Certains médias qualifient le QUAD comme étant le point de départ de « l'OTAN dans l'Indo-Pacifique ».
En ce qui concerne l'OTAN elle-même, Kishida a participé en tant qu'observateur à la réunion des chefs d'État des États membres à Madrid en juin 2022, le premier dirigeant japonais à le faire dans l'histoire. Rappelons que, dans le projet stratégique adopté lors de cette réunion, la Chine apparaissait déjà comme une menace systémique, une question d'une importance stratégique vitale pour le Japon. M. Kishida a également assisté au sommet de l'OTAN à Vilnius en juillet 2023 et a été le premier dirigeant japonais de l'histoire à prononcer un discours d’un pays non pas membre de la coalition mais seulement partenaire. Il s’est exprimé dans ces termes : « Nous nous félicitons de l'intérêt et de l'engagement accrus de nos partenaires euro-atlantiques dans la région indo-pacifique ». Le Japon fait partie des AP4, les partenaires de l'OTAN pour l'Asie-Pacifique, c'est-à-dire les quatre partenaires indo-pacifiques de l'OTAN, comprenant la Corée du Sud, l'Australie et la Nouvelle-Zélande.
En décembre 2022, le gouvernement Kishida a mis à jour trois documents de défense importants, la stratégie de sécurité nationale, la stratégie de défense nationale et le programme de renforcement de la défense, qui ont finalement autorisé le gouvernement, par exemple, à acquérir des plates-formes de missiles à longue portée, une décision controversée car elle va à l'encontre de l'idée de ne pas acquérir d'armes offensives. Cette décision a été justifiée par le nouveau projet stratégique japonais de dissuasion et de défense anticipative dans les documents antérieurs des « Trois piliers de la défense », qui comprennent des armes de destruction massive.
La réunion, surnommée « Spirit of Camp David », qui a eu lieu à la résidence d'été du président Biden en août 2023 et qui réunissait le président Biden, Kishida et le président sud-coréen Yoon Suk-yeol, a permis d'intégrer davantage le Japon dans l'architecture de défense américaine dans le Pacifique, en ajoutant un acteur clé à l'alliance en la Corée du Sud. Jusqu'à présent le Japon avait une relation compliquée avec ce dernier, en effet les deux pays partagent une histoire commune traumatisante, et pourtant une possible alliance militaire trilatérale a même été évoquée, incluant la possibilité de transférer certaines technologies de dissuasion vis-à-vis de la Chine, de la Russie et de la Corée du Nord, telles que des armes nucléaires. Une éventualité qui avait déjà été évoquée lors de la réunion du G7 à Hiroshima en mai 2023, mais seulement suggérée, bien que Kishida ait catégoriquement nié cette possibilité. Cependant c’est en 2017 l’actuel Premier ministre - alors député de la Diète - qui a évoqué cette possibilité comme étant une véritable option pour le Japon, bien que le ministre de la Défense de l'époque l'ait immédiatement rejetée. Aujourd'hui, Ishiba et une partie de l'échiquier politique japonais semblent prôner une certaine distanciation quant à la dépendance vis-à-vis des États-Unis, sans toutefois renier les accords bilatéraux, mais en préconisant des initiatives telles que la présence de forces japonaises sur le sol américain, l'utilisation conjointe des bases militaires d'Okinawa et le fait de rendre la défense du Japon moins dépendante de la politique américaine pour la région.
En cas de doute, il faut se montrer prudent et élargir ses horizons
En janvier dernier, M. Kishida et ses ministres des affaires étrangères et de la défense se sont rendus à Washington pour rencontrer leurs homologues américains. À cette occasion, le Japon a franchi une nouvelle étape dans son projet stratégique en annonçant son intention d'augmenter ses dépenses de défense de près de 60 % sur cinq ans, en abandonnant le plafond budgétaire de 1 % du PIB. Au-delà d'une lecture quant au maintien de l'alliance avec les Etats-Unis, le fait est que l'on assiste à une révision de la stratégie de défense du pays sans précédent depuis la seconde guerre mondiale : doubler les dépenses de défense, c’est rendre le Japon autonome dans ce domaine - sans dépendre de tiers et avec l’accord des Etats-Unis.
Le Japon réalise que les États-Unis resteront la puissance mondiale dans un avenir prévisible, mais qu'ils pourraient perdre de cette puissance dans un futur plus ou moins lointain. Un point qui représenterait une menace pour la crédibilité du Japon en matière de défense, en particulier face à l'affirmation de la Chine dans les mers adjacentes. Pour contrer ce risque, le Japon pourrait conclure une alliance de sécurité avec d'autres pays de la région indo-pacifique, tels que l'Australie, l'Inde ou les pays de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (ANASE). En fait, il existe déjà des accords bilatéraux qui permettent aux navires de guerre japonais de faire escale dans divers ports, d'effectuer des manœuvres conjointes ou d'accroître la capacité des agences maritimes à améliorer les patrouilles, le Japon fournissant des patrouilleurs, des navires de garde-côtes et des aéronefs. En fait, il existe déjà des accords bilatéraux qui permettent aux navires de guerre japonais de faire escale dans divers ports, d'effectuer des manœuvres conjointes ou d'accroître la capacité des agences maritimes à améliorer les patrouilles, le Japon fournissant des patrouilleurs, des navires de garde-côtes et des aéronefs. Toutefois, il n’est pas seulement encouragé de mettre en place ces accords de sécurité avec les États de l'Indo-Pacifique, mais aussi avec des acteurs plus éloignés ayant de nombreux intérêts dans la région. Ils sont par exemple encourages avec les Européens, où les échanges en matière de défense, les exercices conjoints et les contrats dans l'industrie de la défense japonaise sont également de plus en plus courants, que ce soit de manière bilatérale avec des pays comme le Royaume-Uni, l'Italie, l'Allemagne et l'Espagne, ou par le biais d'accords récents avec l'Union européenne.
Sur les questions de sécurité, Ishida a également évoqué la nécessité de créer une organisation de défense mutuelle pour la zone Pacifique qui serait similaire à l'OTAN pour l'Atlantique, les deux faisant référence à la Chine en tant que rival systémique. Ainsi, on spécule sur une nouvelle loi fondamentale sur la politique de sécurité du Japon qui autoriserait la participation à une alliance militaire multinationale. La voie à suivre pourrait consister à rassembler les alliances existantes, telles que l'alliance bilatérale entre le Japon et les États-Unis, d'autres comme celles déjà mentionnées avec la Corée du Sud et les États-Unis, ainsi que des alliances multinationales telles que l'ANZUS (traité de sécurité entre l'Australie, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis), l'AUKUS (partenariat entre l'Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis) et surtout la QUAD, qui aurait pour principe l' « autodéfense collective » et élargirait le nombre de ses partenaires.
Au Japon, l'idée qui gagne du terrain est celle selon laquelle seule une telle alliance défensive peut dissuader la Chine, la Russie ou la Corée du Nord d'entreprendre une guerre dans la région. Il est clair qu'une telle proposition impliquerait un débat approfondi traitant de la position d'une puissance cruciale, telle que l’Inde, qui serait la clé du succès ou qui marquerait l'échec d'une telle alliance, du statut et de la position de Taiwan, du partage d'unités, d'équipements et de technologies, comme le nucléaire, ainsi que des prévisions concernant le partenariat américain lui-même. Cela serait une partie essentielle de cette nouvelle organisation, du point de vue japonais, un élément définitif de dissuasion, mais équilibré et sur un même pied d'égalité avec le reste des partenaires.
Une autre preuve de cette nouvelle perception japonaise est l'acquisition de capacités de dissuasion propres, dans le cadre d'une gamme d'équipements militaires sophistiqués tels que des missiles de contre-attaque à longue portée, conçus en principe pour repousser ce qui semble être l’attaque d'un adversaire à distance. Le pays semble se préparer non seulement à se défendre au sein même de son territoire, mais aussi à anticiper sa défense à l'extérieur. Parmi les autres changements importants à cet égard, citons la création d'un quartier général opérationnel conjoint permanent pour les forces d'autodéfense, le transfert de l'autorité sur les garde-côtes japonais au ministère de la défense en cas de conflit, le renforcement de la cyberdéfense et un nouvel engagement en faveur de l'augmentation des capacités de renseignement, vital pour une hypothétique confrontation avec la Chine ou la Russie dans la zone grise.
Conclusion : un autre avenir incertain provenant des États-Unis.
La clé du projet japonais d'un « OTAN Pacifique » reflète également une autre incertitude, celle de l'avenir immédiat de la politique étrangère américaine à l'égard de la région. Après les bons sentiments suscités par l'administration Biden, une certaine incertitude et un certain malaise règnent au Japon si Donald Trump revient à la Maison Blanche en 2025, et un terme est devenu populaire, « MoshiTora », quelque chose qui s'apparente à « Et si Donald Trump gagnait ? » (« Tora » est le début du nom de Trump, traduit en japonais par « Torampu »). Cela pourrait impliquer des changements dans les relations entre les deux pays en matière d'économie - quid des droits de douane - et de sécurité, ainsi que des traités de défense bilatéraux. Au cours de la période 2017-2021, l'administration Trump a remis en question la valeur de certains de ces traités, en particulier les coûts pour le Trésor américain, insistant sur le fait que les pays de l'OTAN et d'autres pays, tels que la Corée du Sud et le Japon, devraient les payer menaçant de retirer les forces américaines. Au Japon en particulier, le Premier ministre de l'époque, M. Abe, a tenté de maintenir le statu quo malgré l'impolitesse et l'arrogance de M. Trump à l'égard du pays. En effet, le mandat de Trump peut être considéré comme la découverte par le Japon des risques de tout miser sur l'alliance américaine et le début d'un discours, comme celui d'Ishida, prônant une plus grande autonomie en matière de sécurité et de défense. Toutefois, lors de sa campagne électorale, Donald Trump a lui-même laissé entendre qu'il poursuivrait une politique d'alliance étroite avec le Japon et la Corée du Sud dans la région indo-pacifique, tout en gardant la Chine dans sa ligne de mire.
L'élection présidentielle américaine a également pour enjeu l'avenir de l'assistance financière et militaire portée par les États-Unis à l'Ukraine dans le cadre de la guerre qui oppose cette dernière à la Russie. Dans la même veine que le point précédent et la réduction de dépenses que les Etats-Unis considèrent comme onéreuses et non vitales pour la sécurité des États-Unis, un retrait de cette assistance à l'Ukraine pourrait être interprété globalement comme une indication de ce qui pourrait se passer dans d'autres régions telles que l'Indo-Pacifique, où le Japon pourrait se trouver dans une situation dangereuse en cas de retrait partiel ou total des États-Unis, car cela coïnciderait avec le processus de remilitarisation, sans alliances régionales claires en matière de sécurité et avec la possibilité certaine que la Chine et la Russie redoublent leurs menaces à l'égard du pays.
Il y a deux points concernant le Japon qui pourraient déterminer la voie que suivra la nouvelle administration américaine dans la région. Le premier point est celui de la Corée du Nord, car il convient de rappeler qu'en 2019, Trump a poussé à des pourparlers avec Kim Jong-Un pour parvenir à un accord sur le contrôle et la réduction des capacités nucléaires du pays asiatique, bien qu'aucun accord n'ait finalement été conclu. La vérité est qu'il l'a fait sans inclure le Japon dans les négociations, alors que c'est le principal pays de la région touché par cette menace et les essais balistiques nord-coréens. Le second point est le cas du voisin taïwanais. En effet, si les Etats-Unis devaient relâcher leur soutien jusqu'ici résolu à l'île dans le cadre d’une prétendue agression chinoise, comment cela pourrait-il être interprété par le Japon, qui d’autant plus, prend la chose très au sérieux ? D’un point de vue stratégique, un certain consensus semble fleurir dans le pays : parvenir à une pleine autonomie en matière de sécurité qui reposerait sur ses propres capacités de dissuasion. Cela semble être la voie à suivre à court et moyen terme.
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Analyste principal à l'Institut espagnol d'études stratégiques. Il est titulaire d'un diplôme en géographie et histoire de l'Université Complutense de Madrid, est doctorant en sécurité internationale à l'Institut Gutiérrez Mellado et est titulaire d'un diplôme en opérations de maintien de la paix de l'École de guerre et de leadership de l'armée. Depuis 2007, il est bibliothécaire à la Mairie de Madrid et, depuis 2016, directeur du Centre de documentation du ministère espagnol de la Défense. Actuellement, il travaille comme professeur associé au CESEDEN et est analyste principal à l'Institut espagnol d'études stratégiques (IEEE), spécialisé dans la zone Indo-Pacifique et Asie. Il est également rédacteur en chef du IEEE Scientific Journal et auteur d'ouvrages et de présentations sur la région Asie-Pacifique et de sources d'informations sur la défense et la sécurité. De plus, il dirige le podcast géopolitique « Observador Global Podcast ».
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