Defense & Security
Convergence au Vietnam et intérêts de l’UE, signe avant-coureur d’un ordre indo-pacifique ?
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First Published in: May.24,2024
Jul.23, 2024
En mars et avril, les visites presque consécutives du ministre vietnamien des Affaires étrangères, Bui Thanh Son, aux États-Unis et en Chine ont mis en lumière la diplomatie délicate que mène le Vietnam face aux grandes puissances dans le contexte de la concurrence stratégique entre les États-Unis et la Chine dans l'Indo-Pacifique. Cette dynamique est particulièrement complexe en raison des conflits territoriaux entre le Vietnam et la Chine, notamment en mer de Chine méridionale, que le Vietnam appelle la mer de l'Est. Une grande partie de l'instabilité perçue dans l'Indo-Pacifique provient de cette région, et l'un des principaux défis du Vietnam est de maintenir l'ordre sur ses frontières maritimes.
Historiquement méfiant à l'égard des grandes puissances, le Vietnam a diversifié ses relations en cherchant à établir des liens en matière de sécurité et de défense avec plusieurs partenaires de l’Indo-Pacidique. Parmi ces partenaires, on y retrouve, l'Union européenne, l'Inde et le Japon, ainsi qu'avec la Russie, un pays perçu comme une "menace existentielle" pour les alliés transatlantiques. Dans le même temps, l'Asie du Sud-Est doit faire face à la désunion régionale pour résoudre les différends en mer de Chine méridionale. Le multilatéralisme régional incarné par l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (ANASE) semble manquer de mordant, alors même que la Chine "contrôle" certains de ses membres grâce à son poids financier et économique. Il est donc clair que des efforts allant au-delà de la "diplomatie du bambou" du Vietnam et visant à approfondir la solidarité internationale sont de rigueurs.
De même, le rapprochement réticent de l'Europe avec la Chine ces derniers temps, l'UE qualifiant la Chine de défi stratégique, mais continuant à rechercher un engagement économique, fait écho aux défis similaires rencontrés par le Vietnam et d'autres nations asiatiques. Comme en Asie du Sud-Est, tous les États membres de l'UE ne soutiennent pas la stratégie indo-pacifique menée par les États-Unis. Même lorsque des pays comme la France ou l'Allemagne s'y engagent, cela ne signifie pas nécessairement la fin de relations productives avec la Chine. Cependant, il est évident que l'UE accorde de l’attention à la géopolitique en pleine croissance de l'Indo-Pacifique, bien que des divergences persistent sur les priorités régionales, y compris vis-à-vis de la Chine.
Dans un tel scénario, un potentiel rapprochement, voir une concordance entre l'UE, le Viêt Nam et potentiellement l'ANASE dans leurs politiques respectives semble-t-il envisageable ?
L'Indo-Pacifique, cette vaste étendue maritime et côtière s'étendant de l'océan Indien à l'océan Pacifique, est devenue la région la plus importante sur le plan géopolitique. Les membres les plus actifs de l'UE, comme la France, les Pays-Bas et l'Allemagne, concentrent leurs efforts et débattent principalement en réponse à l'unilatéralisme chinois, à la dépendance économique et à la rivalité sino-américaine en constante évolution. Ces pays de l'UE ont progressivement clarifié leurs positions respectives concernant l'Indo-Pacifique. Il devient de plus en plus évident que l'accent est mis non seulement sur ce que l'UE et ses États membres cherchent à accomplir dans la région, mais aussi sur les perspectives et les priorités des principaux acteurs résidents de l'Indo-Pacifique, ainsi que sur leur évaluation des stratégies et les contributions de l'Europe.
Le Vietnam mérite une attention stratégique particulière de la part de l'Europe. Sa "diplomatie du bambou", (une référence aux racines solides, aux tiges robustes et aux branches flexibles du bambou) permet d'équilibrer les liens avec les deux grandes puissances que sont les États-Unis et la Chine. Selon le ministre des Affaires étrangères Bui Thanh Son, la politique étrangère vietnamienne vise l'indépendance, l'autosuffisance, la paix, l'amitié, la coopération. Elle vise aussi la multilatéralisation et la diversification des relations extérieures, tout en cherchant une intégration internationale proactive. Bien que Hanoï n'ait pas encore pleinement adopté le terme "Indo-Pacifique" ou la construction indo-pacifique dirigée par les États-Unis, le Vietnam reconnaît que certains aspects du concept d'Indo-Pacifique libre et ouvert, prôné par les États-Unis, sont compatibles avec ses intérêts nationaux. Par exemple, “l'ordre dans l'Asie-Pacifique”, un terme que Hanoi préfère utiliser, devrait être fondé sur des règles. Cela reflète l'une des principales priorités de la politique étrangère vietnamienne : la recherche de la paix et de la stabilité, en particulier dans les différends maritimes avec la Chine et d'autres acteurs de la région.
Toutefois, l'ordre recherché par le Vietnam ne se limite pas au domaine de la sécurité. Depuis le Doi Moi (réforme) en 1986, le développement économique est devenu une priorité absolue. La croissance économique est considérée comme le pillier de la sécurité nationale et de la légitimité du régime. Ainsi, le développement des relations étrangères de Hanoï est façonné par son expérience du développement national, l'accent mis sur la priorité économique conduisant à la stabilité nationale et à la position internationale. Le Vietnam choisit donc de s'engager dans la construction de l'Indo-Pacifique selon ses propres termes et priorités.
Sur les fronts économique et sécuritaire, le Vietnam et l'UE peuvent trouver des intérêts convergents qui se rapprochent l'un de l'autre. Bien que Hanoï n'ait pas encore officiellement adopté le terme "Indo-Pacifique", la stratégie indo-pacifique de l'UE, si elle est bien mise en œuvre, pourrait répondre aux besoins économiques et sécuritaires du Vietnam. Malgré ses limites en matière de sécurité et de puissance militaire dans l'Indo-Pacifique, l'UE peut jouer un rôle crucial en répondant efficacement à ces besoins, qui sont également vitaux pour les intérêts stratégiques de l'UE.
Les deux parties ont déjà conclu un accord-cadre de partenariat. Le Vietnam fait aussi partie du projet ESIWA (Enhancing Security In and With Asia) de l'UE, qui couvre la gestion des crises et la cybersécurité. Ce projet s'inscrit également dans le cadre de la stratégie indo-pacifique de l'UE, où le Viêt Nam est considéré comme un partenaire "solide".
Il est à noter que l'UE et le Vietnam sont tous deux confrontés à la contrainte économique potentielle de la Chine. Étant le principal partenaire commercial du Vietnam aujourd'hui, toute restriction soudaine sur les exportations vietnamiennes vers la Chine aurait des répercussions significatives sur l'économie vietnamienne. Dans cette optique, Hanoï a accueilli favorablement l'accord de libre-échange UE-Vietnam (EVFTA), espérant qu'il permettra de diversifier les partenaires commerciaux du Vietnam et d'atténuer ainsi les risques de coercition économique de la part de la Chine.
D'autre part, l'UE et ses États membres s'efforcent également de renforcer leur puissance économique en diversifiant leurs partenaires commerciaux, afin de réduire leur trop grande dépendance envers la Chine. D'un point de vue stratégique, Bruxelles représente donc une excellente opportunité pour Hanoï, et vice versa. Toutefois, des défis persistent. Par exemple, tous les États membres de l'UE doivent encore ratifier l'accord de protection des investissements signé dans le cadre de l'AVE. Bien que cette procédure soit généralement longue, l'urgence de récolter rapidement les bénéfices s'est affaiblie dans un contexte géopolitique difficile.
Néanmoins, les deux parties ne se concentrent pas seulement sur le développement économique traditionnel, mais aussi sur le développement durable et la transition écologique. À titre d'exemple, dans le cadre de la Green Deal européenne, l'UE et le Vietnam ont signé le partenariat pour une transition énergétique équitable (JETP), visant à fournir une facilité de financement de multi-projets d'une valeur de 500 millions d'euros. Ce partenariat représente actuellement la priorité principale de l'UE au Vietnam. Cependant, l'approche prudente d'Hanoï, qui craint de tomber dans les dettes, pourrait entraver une coopération plus harmonieuse. De plus, les projets impliquant des sommes importantes, comme le JETP, sont également difficiles à mettre en œuvre actuellement, en raison des préoccupations concernant les enquêtes anti-corruption menées par le Parti communiste vietnamien.
Le Vietnam aspire également à ce que l'ANASE et l'UE, en tant que blocs, renforcent le multilatéralisme et intensifient la coopération en matière de sécurité, notamment pour résoudre les différends en mer de Chine méridionale. Les États membres de l'ANASE perçoivent généralement l'UE comme une puissance d'équilibre non menaçante capable de réduire l'impact de la concurrence stratégique entre la Chine et les États-Unis. Parmi les domaines potentiels de coopération entre l'UE et le Vietnam au sein de l'ANASE figurent les initiatives régionales pour lutter contre le changement climatique, promouvoir la sécurité alimentaire, encourager la numérisation et stimuler l'innovation technologique. Les deux parties doivent également exploiter leur partenariat pour concrétiser un accord de libre-échange entre l'ANASE et l'UE.
L'UE et le Vietnam partagent également un engagement à faire respecter l'ordre fondé sur des règles, crucial pour la coopération en matière de sécurité dans une région stratégiquement importante. Cependant, la communication et la compréhension mutuelle des incidents maritimes restent un défi. Les tensions persistent, notamment dans les eaux territoriales du sud-est asiatique, où des conflits territoriaux opposent la Chine aux Philippines. En 2016, un tribunal d'arbitrage sous l'égide de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (UNCLOS) a statué en faveur des Philippines, une décision rejetée par la Chine. Cette décision a toutefois renforcé les revendications du Vietnam, qui n'ont pas été largement soutenues par les autres États de l'ANASE, à l'exception des Philippines.
En l'absence d'un accord sur un code de conduite entre la Chine et l'ANASE, un processus en cours depuis des années, les violations du droit international par la Chine dans la mer de Chine méridionale, y compris les récentes dans le golfe du Tonkin vis-à-vis du Vietnam, se sont multipliées. Face à ces défis, le Vietnam et les Philippines ont conclu des accords de sécurité maritime. Cependant, le Vietnam hésite à adopter une position plus audacieuse, comme soutenir activement les Philippines dans leur tentative de rédiger un code de conduite "séparé", par crainte de représailles de la Chine.
Bien que le Vietnam reçoive moins d'attention médiatique internationale que les Philippines sur la question des différends territoriaux en mer de Chine méridionale, Hanoi utilise activement la diplomatie pour internationaliser ces problèmes. L'objectif est de mobiliser un soutien plus large afin de défendre sa souveraineté et de promouvoir la paix régionale. Dans ce contexte, obtenir le soutien de l'UE et de ses États membres revêt une importance stratégique cruciale pour le Vietnam.
Pour faciliter cela, le Vietnam pourrait améliorer sa transparence et sa rapidité de la communication avec les acteurs internationaux, y compris l'UE, lors des incidents en mer. Bien que Hanoi préfère éviter une médiatisation sensationnaliste comme celle des Philippines, il pourrait néanmoins fournir aux diplomates étrangers des informations transparentes et détaillées en temps opportun. Cela permettrait aux partenaires internationaux, y compris l'UE, de vérifier et d'évaluer rapidement la situation sur le terrain, facilitant ainsi des réponses plus promptes et coordonnées en cas d'incidents maritimes. De telles initiatives visent également à favoriser l'établissement de modalités de coexistence plus acceptables sur le plan multilatéral en mer de Chine méridionale, bénéficiant potentiellement à toutes les parties concernées, y compris la Chine.
La récente position de l'UE concernant les mers du Sud-Est a été de promouvoir un ordre fondé sur des règles et la liberté de navigation, tout en s'opposant fermement aux actions unilatérales. L'UE a exprimé son soutien à une convention "efficace, substantielle et juridiquement contraignante" menée par l'ANASE pour régler les différends maritimes, sans mentionner explicitement la Chine, mais en faisant clairement référence à ses actions. Ce changement de position reflète une évolution par rapport à une adhésion plus neutre et divisée à la région indo-pacifique.
En mars 2024, l'UE a publié une déclaration exprimant ses préoccupations face aux "manœuvres dangereuses répétées" des garde-côtes et des milices maritimes chinoises dans la mer adjacente du Sud. Bien que cette déclaration aille dans le sens de la position américaine, qui critique plus ouvertement les actions de la Chine et qualifie ses revendications de "totalement illégales", elle n'a pas encore abouti à une résolution concrète du conflit.
Cependant, la clarté et la cohérence des signaux envoyés par l'UE sur cette question sont cruciales. Si l'UE ne parvient pas à formuler une position plus nette, cela pourrait affaiblir la solidarité entre les États partageant les mêmes valeurs. Cela pourrait également être perçu comme une opportunité pour la Chine d'exploiter les divisions au sein de l'UE. Cette dynamique n'est pas seulement pertinente pour les différends en mer de Chine méridionale, mais également pour les activités coercitives de la Chine à l'encontre des pays de l'UE.
Il est important de noter que cela n'est pas seulement valable pour les différends SCS, mais aussi pour les activités restrictives de la Chine dans les pays de l'Union européenne.
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Richard Ghiasy est conseiller et chercheur sur la géopolitique et la sécurité asiatiques, travaillant souvent autour de la Chine et de l'Inde. Il est directeur de GeoStrat, un cabinet de conseil en géopolitique aux Pays-Bas. Au cours de ses 17 années de carrière, il a fourni des conseils politiques, entre autres, au SEAE, à la Commission et au Parlement européens, à des ministères d'Europe et d'Asie, à l'ONU, à la Banque mondiale, à l'OSCE et à l'OCDE. Il a également fait des présentations dans plusieurs des 20 meilleures universités du monde. Affûté par des voyages professionnels dans plus de 75 pays, son travail a souvent un caractère préventif des conflits. Richard est chercheur principal au Leiden Asia Centre de l'Université de Leiden aux Pays-Bas et expert agréé auprès du Conseil des sinologues du gouvernement néerlandais (CKN).
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