Energy & Economics
La catastrophe à quatre lettres qui hante l’Amérique latine : l’ISDS, un outil pour des entreprises colonisatrices
Image Source : Shutterstock
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First Published in: Oct.30,2024
Dec.02, 2024
Des pays qui ne respectent pas les règles des entreprises ? Pas de problème, les investisseurs étrangers disposent d'un outil puissant pour obtenir ce qu'ils veulent : Le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États, communément appelé ISDS, est un instrument présent dans de nombreux traités bilatéraux d'investissement (TBI) et accords de libre-échange (ALE). Si les gouvernements décident de modifier les réglementations pour mieux protéger l'environnement ou le climat, s'ils annulent des concessions minières en raison de troubles sociaux, votre pays se voit signifier une demande d’indemnisation dont le montant s'élève souvent à des centaines de millions de dollars. L'ISDS réduit la marge de manœuvre politique dans le monde entier, mais une région est particulièrement touchée : l'Amérique latine et les Caraïbes.
Sur les 1332 demandes de règlement des différends entre investisseurs et États (ISDS) répertoriées dans le monde, 380 correspondent à des États d'Amérique latine et des Caraïbes (ALC). Cela représente près de 30 % de l'ensemble de ces demandes d’indemnisation. La plupart des demandes découlent de conflits concernant des concessions minières, qu'il s'agisse de minéraux, de pétrole ou de gaz. À l'heure où la demande de minerais pour la transition énergétique, la numérisation et la militarisation monte en flèche, ces demandes d'indemnisation faites par des investisseurs étrangers sont susceptibles d'augmenter.
C'est dans les années 1990 que les pays d'Amérique latine et des Caraïbes, poussés par le Fond monétaire international, la Banque mondiale et l'esprit néolibéral alors en vogue, ont signé la plupart des accords internationaux qui aujourd'hui font qu’ils sont pieds et poings liés et rendent toute politique susceptible d'affecter les profits des entreprises et de bénéficier aux populations une entreprise potentiellement coûteuse. Un tribunal composé de trois juges statue sur la demande d'indemnisation de l'investisseur à huis clos, sans tenir compte des lois nationales ou de la Constitution. Ces tribunaux sont administrés par des centres internationaux de règlement des différends entre investisseurs et États, dont le principal est le « Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements » (CIRDI) de la Banque mondiale. Oui, cette même Banque mondiale qui a fait pression sur les pays pour qu'ils signent des accords comportant des « dispositions relatives à la protection des investissements ». Les trois quarts des demandes déposées contre des pays d'Amérique latine et des Caraïbes ont fait l'objet d'une décision devant un tribunal du CIRDI.
À ce jour, les pays de la région ont été invités à payer plus de 33 milliards de dollars aux investisseurs, sur la base des revendications ISDS. C'est plus que le montant total, plus un tiers, que les catastrophes climatiques ont coûté à la région entre 1970 et 2021. On pourrait donc qualifier l'ISDS de « crise majeure des entreprises ».
Le cas du Mexique
Le Mexique est l'un des pays les plus touchés par les demandes d’indemnisation déposées par des entreprises de type ISDS. Avec 55 plaintes comptabilisées fin juin 2024, le Mexique est le troisième pays le plus poursuivi en justice dans la région, juste derrière l'Argentine et le Venezuela. En effet, en 2023, le Mexique était le pays ayant reçu le plus de demandes d’indemnisation ISDS au monde. Le Mexique est un triste exemple qui prouve que malgré la mise en place d’une réforme du régime de protection des investissements, un pays ne peut pas empêcher les demandes d’indemnisation de se multiplier. Bien au contraire, cela pourrait même inciter les investisseurs à poursuivre le pays en justice.
En 2021, les États-Unis, le Mexique et le Canada ont actualisé leur zone de libre-échange nord-américaine (ALENA) dans le but de devenir l'accord États-Unis-Mexique-Canada (ACEUM). Le Canada a totalement supprimé le recours à l'ISDS de l'accord. Alors qu’entre les Etats-Unis et le Mexique le recours a seulement été limité à certaines violations et à certains investissements, par exemple dans le secteur du pétrole, du gaz et de la production d'électricité. Un délai de grâce de trois ans a été décidé, durant lequel la clause ISDS de l'ALENA resterait applicable et coexisterait avec l’ACEUM. En l'espace de trois ans seulement, le Mexique a fait l'objet de 15 demandes d’indemnisation de type ISDS dans le cadre de l'ALENA, dans lesquelles les investisseurs ont également invoqué l’ACEUM. Cela représente 40 % de toutes les demandes d’indemnisation ISDS déposées contre le Mexique au titre de l'ALENA depuis 1997.
Le Mexique est également confronté à certaines des demandes d’indemnisation les plus terribles en matière d'exploitation minière, qui s'élèvent à plus de 6 milliards de dollars, soit la moitié du montant total réclamé par les investisseurs à l'encontre du Mexique. L'une de ces demandes d’indemnisation a été déposée par l'entreprise américaine Odyssey Marine Exploration en 2019 parce qu'elle n'a pas obtenu les permis environnementaux dont elle avait besoin pour faire avancer son projet d'extraction de phosphate dans le sous-sol au large de la côte de Baja California Sur, cédant ainsi à l'opposition que forment des groupes de pêcheurs. Le nouveau gouvernement de Claudia Sheinbaum, qui vient d'entrer en fonction le 1er octobre 2024, serait bien avisé de réviser le régime mexicain de protection des investissements pour mettre fin à de telles réclamations.
Le cas du Honduras
Et puis il y a le Honduras. Ce petit pays d'Amérique centrale a été récemment frappé par une avalanche de demandes d’indemnisation ISDS fondées sur différents instruments, des TBI, des ALE, ainsi que des contrats et une loi sur l'investissement. Il s'agit de 19 plaintes au total, dont 14 n'ont été enregistrées que depuis l'année dernière, en 2023. Nombre de ces plaintes ISDS sont liées à des investissements irréguliers réalisés par le gouvernement de Juan Orlando Hernández (2013-2022), qui vient d'être condamné à 45 ans de prison pour des crimes liés au trafic de drogue et à la possession et utilisation d'armes.
L'une de ces revendications est particulièrement scandaleuse : Honduras Próspera contre Honduras. Dans cette demande faramineuse de 10,5 milliards de dollars (un tiers du PIB du Honduras en 2023), un groupe d'investisseurs américains va à l'encontre d'une décision unanime prise par le Congrès hondurien d'abolir les ZEDE (zones d'emploi et de développement économique), mises en place dans les années qui ont suivi le coup d'État de 2009. Ces ZEDE créent ce que l'on appelle des « villes modèles », dans lesquelles des lois et des réglementations spécifiques favorables aux investissements sont mises en place, laissant essentiellement le territoire et la manière dont il est gouverné aux investisseurs. Cette cessation de la souveraineté nationale est en contradiction avec la Constitution nationale et a provoqué de nombreux conflits sociaux en raison du déplacement des communautés locales et de la destruction de l'environnement. Lorsqu'elle s'est présentée aux élections, Xiomara Castro a promis de déroger à la loi qui permettait leur existence, ce qu'elle a fait.
Conclusion
Cette crise majeure des entreprises peut et doit être stoppée. À une époque où des pays et même des blocs de pays entiers, comme l'Union européenne, décident de renoncer aux accords de protection des investissements en raison de leurs effets néfastes sur des politiques censées protéger les citoyens, l'environnement et notre climat, tous les gouvernements du monde entier doivent réagir et abandonner ces accords de protection des investissements contenant des dispositions relatives à l'ISDS.
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Bettina Müller est chercheuse associée au Transnational Institute (TNI) et spécialisée sur le régime de commerce et d'investissement en Amérique latine et dans les Caraïbes. Bettina est diplômée en sciences politiques et titulaire d'un master en relations internationales et sciences politiques à Sciences Po Paris et à la Freie Universität Berlin. Elle vit actuellement à Berli, où elle travaille pour l'ONG PowerShift et participe à la campagne européenne « Droits des personnes, règles pour les entreprises - Stop ISDS ».
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